- BASSE (musique)
- BASSE (musique)Selon qu’un son est engendré par un nombre plus ou moins grand de vibrations à la seconde, nous traduisons la sensation qu’il nous donne par les mots: aigu ou grave, haut ou bas. Ces images ne s’appliquent évidemment qu’à des notions toutes relatives. L’oreille peut reconnaître la hauteur absolue d’un son, mais la musique commence avec les rapports qui s’établissent, dans la durée ou la simultanéité, entre lui et ceux qui l’entourent.Un son, même situé en un point très élevé de l’échelle, peut donc toujours devenir la basse d’un complexe harmonique ou contrapuntique, et c’est dans cette perspective que sera précisé le sens de ce mot dans le langage propre à la polyphonie occidentale moderne.Mais, du fait que nous percevons approximativement comme basse une certaine région de l’échelle où les fréquences sont de l’ordre de quelques centaines de vibrations à la seconde, on a depuis longtemps désigné par le substantif féminin basse certaines sources sonores propres à les émettre.Une basse, ce sera un instrument (aujourd’hui plus fréquemment appelé violoncelle) qui, par la longueur et la tension de ses cordes vibrantes ainsi que par le volume de sa caisse de résonance, a pour vocation d’émettre des sons entre ce do grave et une limite supérieure variable selon l’habileté du virtuose.Une basse, ce sera aussi tel ou tel instrument dont un complément déterminatif précisera la famille: basse d’harmonie (instrument à vent, en cuivre), basse de viole, basse de hautbois (ou basson).Une basse, ce sera encore un chanteur que, selon la limite inférieure de sa voix, le théâtre lyrique appellera une basse noble, ou une basse chantante. Ici encore on est dans le relatif, car, dans l’appréciation des qualités d’une voix, il entre bien d’autres éléments, et, en particulier, son timbre qui peut modifier très sensiblement la sensation de profondeur donnée par un son grave.Dans ces diverses acceptions le mot basse répond à une réalité concrète qui peut se décrire objectivement et ne fait appel à d’autre témoignage que celui des sens. Mais il recouvre une notion infiniment plus complexe et plus abstraite dès qu’on le considère en tant qu’élément du langage musical.1. La basse dans la polyphonieUn son qui s’identifie comme étant par essence une basse doit nécessairement, comme on l’a vu plus haut, être une basse par rapport à quelque chose. Cela revient à dire qu’il n’y a basse qu’au sein d’une combinaison de plusieurs sons dont le plus grave prend une valeur particulière en vertu de quelque loi mystérieuse et qui demande à être éclaircie.Une combinaison de plusieurs sons au sein desquels nous commençons à entrevoir une certaine organisation hiérarchique, cela définit d’emblée un langage qui est celui de la musique polyphonique occidentale.Il serait faux de dire que dans les autres systèmes musicaux utilisés dans le monde (en Inde, par exemple) on n’entend jamais qu’un son à la fois. Ces systèmes, établis sur des modes extrêmement nombreux et subtils, ne jouent sur rien d’autre que sur les rapports, présents à tout instant du discours dans l’esprit de l’auditeur comme du musicien, entre les sons successivement émis par l’instrument mélodique ou la voix du chanteur et le son fondamental du mode. Pour cela, un autre instrument, secondé souvent par la percussion, ne cesse de maintenir le son fondamental dans le champ de notre conscience. Il est là comme une sorte d’étalon permanent, ce qui est à peu près le contraire de ce que nous appelons une basse.Au Moyen Âge, où le chant grégorien régnait en maître sur tout le monde chrétien, un semblable étalonnage était sans doute de pratique courante. La notion de basse est donc dans la musique une notion relativement récente. Elle ne commence, elle ne peut commencer qu’avec la formation du langage polyphonique, mais non point avant que sa très lente évolution ne l’ait porté à ce point de maturité où se font jour, à travers le tissu serré des lignes contrapuntiques, des significations harmoniques inconnues jusqu’alors.On pourrait toutefois se risquer à dire qu’une sorte de préfiguration, tout à fait embryonnaire, de la future basse semble apparaître dans ces notes tenues en valeurs longues, autour desquelles se déploient les vocalises entrecroisées d’un conduit de Pérotin [cf. ARS NOVA]. Elles ne changent que de loin en loin et, mises bout à bout, elles finissent par énoncer le thème de telle ou telle antienne grégorienne. Mais nul ne peut s’en apercevoir tant leur étirement le défigure au point que le passage d’une de ces notes tenue à l’autre ne revêt plus aucune signification mélodique. De ce fait, ces notes tenues pourraient aussi bien être considérées comme jouant un rôle assez analogue à celui du son fondamental des modes hindous, celui d’un repère autour duquel viennent périodiquement se rassembler les lignes folles des alléluias vocalisés sur un unisson, une quinte ou une octave.Retenons cependant que ce besoin, manifesté par les polyphonistes de l’école de Notre-Dame, de donner pour support à leurs ogives mélodiques les piliers solides d’une quinte ou d’une octave laisse entrevoir ce qui va suivre. Car, donner à entendre une quinte ou une octave, cela revient à superposer un ou plusieurs sons à un son de base, investi d’une sorte de puissance naturelle, à quoi la notion de basse apportera une implication fonctionnelle.2. La basse fondamentaleQuand Guillaume de Machaut, dans le Credo de la Messe de Notre-Dame , fera un des premiers résonner ensemble les trois sons de l’accord parfait, les musiciens auront la révélation de la valeur en soi d’une agrégation harmonique. En soi, c’est-à-dire indépendante du jeu des parties et de leurs rencontres fortuites. C’est dans cette écriture verticale, qui vient d’ouvrir ses perspectives aux créateurs, que le rôle organique de la basse va révéler peu à peu sa puissance, jusqu’à s’affirmer comme le fondement de la syntaxe nouvelle.Pourquoi cela? Pourquoi la basse d’un accord a-t-elle ce pouvoir signifiant qui suffit à donner à cet accord son poids, sa couleur et sa fonction dans le déroulement du discours musical?Le système harmonique occidental repose sur un étagement de tierces à partir d’un son fondamental. Les deux premières tierces donnent l’accord parfait. À partir de la troisième tierce surgissent des accords dissonants de septième, puis de neuvième, et ainsi de suite.Rameau, dans ses ouvrages théoriques sur l’harmonie, a montré que le système trouvait sa justification dans la résonance naturelle, dont l’analyse fait apparaître ces mêmes sons que nous associons dans nos accords. La théorie a prêté à certaines discussions qu’il n’y a pas lieu d’évoquer ici. Mais il est en tout cas incontestable qu’il n’existe pas, dans la nature, de sons simples (ce que les électroniciens appellent des sons sinusoïdaux et qu’ils émettent artificiellement grâce à leurs appareils).Chaque son porte sa charge plus ou moins complexe d’harmoniques, et un ut grave attaqué, par exemple, sur un piano avec assez de force permet à une oreille tant soit peu exercée de discerner plus ou moins clairement son octave, puis le sol au-dessus de l’octave, enfin le mi au-dessus du sol . Pour les autres harmoniques, on ne les entend pratiquement pas, et ceux dont je viens de parler ne sont pas réellement entendus dans un contexte harmonique qui les masque. Mais il n’en reste pas moins que tout son porte en soi, au moins à l’état latent, un ensemble d’autres sons et, au premier chef, ceux qui, au nombre de deux, formuleraient en association avec lui un accord parfait majeur. Ce n’est pas assez pour déterminer d’avance sa fonction dans un système harmonique. Mais c’est assez pour donner aux diverses fonctions que lui assigne le bon plaisir du compositeur une plus ou moins grande autorité.Si donc nous prenons un son, quel qu’il soit et à quelque degré de l’échelle, afin de lui en superposer d’autres, ce sont les rapports de ces autres sons avec lui qui vont donner un sens à leur combinaison. Si, pour prendre l’exemple le plus simple, ce son – que nous appellerons désormais une basse – est un ut grave et que nous lui superposons un sol et un mi , nous ne faisons que formuler avec plus d’éclat le complexe qu’il possède déjà en puissance. Nous obtenons ainsi l’accord parfait majeur en position fondamentale, le plus puissamment établi sur son assise naturelle que nous fournisse le système harmonique. Sur cette basse d’ut nous pouvons étager à volonté, jusqu’au plus haut de l’échelle, tous les mi et les sol possibles et en aussi grand nombre que nous voulons, en position serrée ou écartelée, nous n’obtiendrons jamais autre chose qu’un accord parfait d’ut majeur avec toute sa plénitude et son caractère conclusif.Mais puisque nous avons associé entre eux les trois sons do-mi-sol , c’est qu’ils font bon ménage ensemble. Qu’est-ce qui nous empêche de les associer autrement entre eux, par exemple en mettant le mi à la basse? Rien, assurément. Nous obtenons ainsi le premier renversement de l’accord parfait d’ut majeur. Il est tout aussi consonant et tout aussi légitime. Mais ce n’est plus le même accord. Il est infiniment plus faible. Il est si peu conclusif qu’on n’imagine pas qu’il puisse terminer un morceau classique en ut majeur. D’où vient cette perte de substance?Elle vient de ce que le mi ainsi placé à la basse s’y installe avec les couleurs et l’espèce de «champ magnétique» que lui donnent ses harmoniques naturelles, dont les plus fortes sont si et sol dièse. Les sons ut et sol naturel que notre accord superpose à la basse mi ne renforcent donc pas sa valeur fonctionnelle, mais tendent plutôt à l’affaiblir.Ce qui donnerait à la basse mi la même plénitude et la même puissance qu’avait tout à l’heure la basse d’ut , ce serait un accord réalisé avec les deux tierces supérieures: sol dièse et si , et nous serions alors dans le ton de mi majeur, avec son accord parfait dans la position fondamentale.La même expérience pourrait être renouvelée avec tous les accords dissonants que l’on obtient, selon la méthode traditionnelle, par adjonction de tierces au son fondamental. Nous sommes donc autorisés à dégager de la réalité objective ainsi mise à jour une sorte de loi naturelle de l’harmonie classique qui peut se formuler ainsi: l’identité et la fonction d’un accord lui sont assignées par sa basse, quelles que soient les positions respectives occupées au-dessus d’elles par les sons qui le composent (et ces dispositions peuvent devenir extrêmement nombreuses, variées et complexes à partir du moment où nous abordons des agrégations harmoniques de cinq, six, sept sons ou davantage encore).Il faut bien préciser cependant que si, en un point quelconque d’une partition musicale, on pratique une coupe verticale afin de regarder à loisir ce qu’on a sous les yeux, les sons, ainsi arbitrairement figés alors qu’ils ne participaient que d’une association toute passagère, ne constitueront pas nécessairement un accord identifiable. Le feraient-ils, on pourrait fort bien découvrir que la note la plus grave de cet accord n’est nullement sa basse naturelle.Ce phénomène s’explique aisément par les jeux de l’écriture, et particulièrement de l’écriture harmonico-contrapuntique dont J.-S. Bach a été le plus prestigieux organisateur. Les lignes de la polyphonie évoluent dans ce système, chacune pour son propre compte, mais dans une sorte de liberté surveillée, et il se produit entre l’harmonie et le contrepoint une sorte de quadrillage. Chaque instant du discours revêt donc un sens harmonique, mais les notes de l’accord n’y sont pas sans cesse présentes. La partie la plus grave est, elle aussi, en mouvement, et au même titre que les autres parties. Mais le compositeur la rédige de telle manière que le son essentiel, celui qui est la basse de tout l’édifice, ne puisse être oublié, malgré les retards, anticipations, broderies et autres traitements qu’il lui fait subir.3. La basse chiffréeDevant ces faits, on peut comprendre que, à un certain moment et pendant une période limitée de l’histoire, tout l’essentiel d’une œuvre musicale ait pu paraître se réduire à la ligne mélodique et à la basse, les sons situés entre ces deux extrêmes ne participant plus qu’à un remplissage harmonique étroitement déterminé par ces deux éléments. On se contente dès lors de fixer par l’écriture ces deux parties extrêmes en suggérant sommairement par des chiffres les parties intermédiaires. Ce mode de notation ne saurait s’appliquer à un état évolué du langage musical où la densité de la matière sonore et les mouvements intérieurs qui les parcourent sont un élément organique de la pensée du compositeur. Elle ne l’est pas, et pour la même raison, dans un style contrapuntique fait de lignes mélodiques enchevêtrées dont chacune a la même importance que celle de la partie supérieure.C’est pourquoi la méthode de la basse chiffrée ne se rencontre qu’en liaison avec le style de la mélodie accompagnée dont l’apparition se situe vers le début du XVIIe siècle et qui se prolonge fort avant dans le XVIIIe.Chiffrer une basse, cela consistait à indiquer par des chiffres les intervalles entre chaque son de cette basse et les notes constitutives de l’accord qu’il doit supporter. À charge pour les interprètes de reconstituer ces accords avec la marge d’interprétation personnelle que comportait cette pratique. Tout claveciniste, tout organiste à cette époque était entraîné à ces demi-improvisations que compliquait encore l’usage des ornements, simplement indiqués par l’auteur au moyen de signes conventionnels.De nos jours ce travail est généralement confié à des spécialistes par les éditeurs soucieux de faire revivre cet ancien répertoire.Le terme basse contrainte s’appliquait à un dessin de basse plus ou moins bref et identiquement répété, au-dessus duquel le compositeur variait ses harmonies et sa ligne mélodique – ce qui est le procédé de la passacaille.La réalisation d’une basse, ou d’un continu comme on disait encore, peut être menée à bien, même en l’absence de tout chiffrage, tant sa conjonction avec la ligne mélodique contient, par soi-même, de signification harmonique, au moins dans une musique pensée avec la pureté classique.Dès que nous abordons la musique romantique, toute notation aussi schématique devient impossible et on en voit disparaître l’usage. Cela ne change rien à la toute-puissance de la basse au sein du langage harmonique. C’est elle, bien au contraire, qui, par sa force polarisatrice, permet aux musiciens de multiplier les composantes de leurs échafaudages harmoniques. Bien des agrégations complexes de Ravel ou de Stravinski gardent toute leur signification parce que, à travers des artifices techniques propres à dissimuler leur identité, elles se réduisent finalement à un accord catalogué, dans sa position fondamentale.Où les choses commencent à perdre de leur clarté, c’est quand, par le jeu de leurs renversements, ces agrégations en viennent à prendre pour basse les sons mêmes qui contribuaient le plus à jeter le doute sur leur fonction tonale. Il a été montré plus haut pour quelles raisons acoustiques le «champ magnétique» d’un accord parfait d’ut majeur perdait un peu de son intensité entre sa position fondamentale et sa position renversée. Il va de soi que plus cet accord contient de sons dissonants ou consonants, plus augmente le nombre de ses renversements possibles, et que plus le renversement d’un accord dissonant est éloigné de sa fondamentale, plus l’identification de ce renversement devient malaisée.C’est alors que commence dans la musique le phénomène inverse de celui qui, cinq siècles plus tôt, avait fait de la basse le potentat du système harmonique occidental. Cette évolution est très apparente dans la musique d’Albert Roussel. Le jeu musical y devient beaucoup plus indépendant de ce qui se passe dans sa partie inférieure. La musique s’en trouve, en quelque sorte, allégée. Elle tend à échapper à la pesanteur. La basse y garde pourtant, au moins théoriquement, sa fonction traditionnelle.C’est avec les premières recherches de la musique atonale que cette fonction commence à lui être délibérément contestée, pour en arriver à perdre toute raison d’être, au sein du système dodécaphonique mis au point par Schönberg après la guerre de 1914-1918 et poussé jusqu’à ses dernières conséquences dans la musique sérielle. Schönberg, dès le début de ses recherches, s’est exprimé là-dessus sans équivoque: «Nous nous dirigeons, a-t-il écrit, vers une nouvelle époque du style polyphonique et, comme au cours des époques antérieures, les accords seront le résultat de la conduite des voix. Justification par ce qui est mélodique seulement.»La conduite des voix, telle que l’entend ici Schönberg, n’est pas celle du contrepoint moderne, celle de J.-S. Bach. C’est celle des premiers âges de la musique polyphonique. Et l’ordre qu’il y introduit n’est point celui, encore incertain, d’un Guillaume de Machaut, ou déjà fortement structuré d’un Josquin des Prés. C’est l’organisation du total chromatique par la série des douze sons.Dès l’instant que, pour battre en brèche de façon décisive le système tonal, on bâtit toute musique sur un principe d’égalité absolue entre les sons de l’échelle chromatique, il est clair que la ligne mélodique, placée au grave de la polyphonie, doit rentrer dans le rang. Elle a perdu tout droit à régenter ce qui se passe au-dessus d’elle.Ainsi se termine la carrière de la basse en tant qu’élément essentiel du langage musical, tel qu’il a été défini plus haut. Ainsi se termine-t-elle du moins pour ceux qui croient que la musique a passé dans le sens de l’atonalité le point de non-retour en arrière. Or, nul ne peut dire sur quoi débouchera l’évolution de plus en plus accélérée du langage, et si une technique à venir, encore imprévisible – fût-elle tout à fait étrangère au système tonal – ne découvrira pas quelque jour à nouveau la valeur des structures que la basse met à notre disposition.C’est en somme par un point d’interrogation qu’il faut clore les considérations qui précèdent. D’une part, un très grand nombre de créateurs d’aujourd’hui demeurent attachés à un moyen d’expression dans lequel la basse continue de jouer un rôle organique. Risquent-ils par là de perdre le contact avec la musique vivante et, à lointaine échéance, avec un public qui en aurait, fût-ce de très loin, suivi l’évolution? D’aucuns le prétendent, mais c’est faire bon marché d’un énorme capital de musique dont on peut douter qu’il perde jamais la faveur de la foule.D’autre part, un mouvement puissant de musiciens encore jeunes parle un langage où la basse traditionnelle a perdu sa fonction. Mais leur situation est loin d’être stable. Le chromatisme exacerbé qui fut leur credo esthétique semble bien avoir mené à un art qui tourne en rond et s’épuise à se chercher une issue. C’est pourquoi la nostalgie avouée d’un certain diatonisme commence d’apparaître dans leurs propos et dans leurs ouvrages. Mais, dès l’instant qu’une sensibilité diatonique se réinstallera dans leurs mécanismes de pensée et d’écriture, ne va-t-elle pas provoquer, ipso facto, au sein de leur matériel sonore, des polarisations qui, de plus en plus, feront sentir leur effet dans les degrés inférieurs de la polyphonie, donc dans les basses?Telle est la question à laquelle l’avenir se chargera de répondre.
Encyclopédie Universelle. 2012.